CâĂ©tait pour vos petites fantaisies, les boĂźtes de voyage.
Il avait baissĂ© son chapeau sur ses yeux, et, les deux mains derriĂšre le dos, souriant et sifflotant, il la regardait en face, dâune maniĂšre insupportable. Soupçonnait-il quelque chose ?
Elle demeurait perdue dans toutes sortes dâapprĂ©hensions. Ă la fin pourtant, il reprit :
â Nous nous sommes rapatriĂ©s, et je venais encore lui proposer un arrangement. CâĂ©tait de renouveler le billet signĂ© par Bovary. Monsieur, du reste, agirait Ă sa guise ; il ne devait point se 521
tourmenter, maintenant surtout quâil allait avoir une foule dâembarras ; â et mĂȘme il ferait mieux de sâen dĂ©charger sur quelquâun, sur vous, par exemple ; avec une procuration, ce serait commode, et alors nous aurions ensemble de petites affaires...
Elle ne comprenait pas. Il se tut. Ensuite, passant à son négoce, Lheureux déclara que Madame ne pouvait se dispenser de lui prendre quelque chose. Il lui enverrait un barÚge noir, douze mÚtres, de quoi faire une robe.
â Celle que vous avez lĂ est bonne pour la maison. Il vous en faut une autre pour les visites.
Jâai vu ça, moi, du premier coup en entrant. Jâai lâĆil amĂ©ricain.
Il nâenvoya point dâĂ©toffe, il lâapporta. Puis il revint pour lâaunage ; il revint sous dâautres prĂ©textes, tĂąchant chaque fois de se rendre aimable, serviable, sâinfĂ©odant, comme eĂ»t dit Homais, et toujours glissant Ă Emma quelques conseils sur la procuration. Il ne parlait point du billet. Elle nây songeait pas ; Charles, au dĂ©but de sa convalescence, lui en avait bien contĂ© quelque 522
chose ; mais tant dâagitations avaient passĂ© dans sa tĂȘte, quâelle ne sâen souvenait plus. Dâailleurs, elle se garda dâouvrir aucune discussion dâintĂ©rĂȘt ; la mĂšre Bovary en fut surprise, et attribua son changement dâhumeur aux sentiments religieux quâelle avait contractĂ©s Ă©tant malade.
Mais, dĂšs quâelle fut partie, Emma ne tarda pas Ă Ă©merveiller Bovary par son bon sens pratique. Il allait falloir prendre des informations, vĂ©rifier les hypothĂšques, voir sâil y avait lieu Ă une licitation ou Ă une liquidation. Elle citait des termes techniques, au hasard, prononçait les grands mots dâordre, dâavenir, de prĂ©voyance, et continuellement exagĂ©rait les embarras de la succession ; si bien quâun jour elle lui montra le modĂšle dâune autorisation gĂ©nĂ©rale pour « gĂ©rer et administrer ses affaires, faire tous emprunts, signer et endosser tous billets, payer toutes sommes, etc. ». Elle avait profitĂ© des leçons de Lheureux.
Charles, naĂŻvement, lui demanda dâoĂč venait
ce papier.
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â De M. Guillaumin ; et, avec le plus grand sang-froid du monde, elle ajouta : Je ne mây fie pas trop. Les notaires ont si mauvaise rĂ©putation !
Il faudrait peut-ĂȘtre consulter... Nous ne connaissons que... Oh ! personne.
â Ă moins que LĂ©on..., rĂ©pliqua Charles, qui rĂ©flĂ©chissait.
Mais il Ă©tait difficile de sâentendre par correspondance. Alors elle sâoffrit Ă faire ce voyage. Il la remercia. Elle insista. Ce fut un assaut de prĂ©venances. Enfin, elle sâĂ©cria dâun ton de mutinerie factice :
â Non ! je tâen prie, jâirai.
â Comme tu es bonne ! dit-il en la baisant au front.
DĂšs le lendemain, elle sâembarqua dans lâ Hirondelle pour aller Ă Rouen consulter M.
LĂ©on, et elle y resta trois jours.
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III
Ce furent trois jours pleins, exquis, splendides, une vraie lune de miel.
Ils Ă©taient Ă lâhĂŽtel de Boulogne, sur le port. Et ils vivaient lĂ , volets fermĂ©s, portes closes, avec des fleurs par terre et des sirops Ă la glace, quâon leur apportait dĂšs le matin.
Vers le soir, ils prenaient une barque couverte et allaient dĂźner dans une Ăźle.
CâĂ©tait lâheure oĂč lâon entend, au bord des chantiers, retentir le maillet des calfats contre la coque des vaisseaux. La fumĂ©e du goudron sâĂ©chappait dâentre les arbres, et lâon voyait sur la riviĂšre de larges gouttes grasses, ondulant inĂ©galement sous la couleur pourpre du soleil, comme des plaques de bronze florentin, qui flottaient.
Ils descendaient au milieu des barques 525
amarrées, dont les longs cùbles obliques frÎlaient un peu le dessus de la barque.
Les bruits de la ville insensiblement sâĂ©loignaient, le roulement des charrettes, le tumulte des voix, le jappement des chiens sur le pont des navires. Elle dĂ©nouait son chapeau et ils abordaient Ă leur Ăźle.
Ils se plaçaient dans la salle basse dâun cabaret, qui avait Ă sa porte des filets noirs suspendus. Ils mangeaient de la friture dâĂ©perlans, de la crĂšme et des cerises. Ils se couchaient sur lâherbe ; ils sâembrassaient Ă lâĂ©cart sous les peupliers ; et ils auraient voulu, comme deux Robinsons, vivre perpĂ©tuellement dans ce petit endroit, qui leur semblait, en leur bĂ©atitude, le plus magnifique de la terre. Ce nâĂ©tait pas la premiĂšre fois quâils apercevaient des arbres, du ciel bleu, du gazon, quâils entendaient lâeau couler et la brise soufflant dans le feuillage ; mais ils nâavaient sans doute jamais admirĂ© tout cela, comme si la nature nâexistait pas auparavant, ou quâelle nâeĂ»t commencĂ© Ă ĂȘtre belle que depuis lâassouvissance de leurs dĂ©sirs.
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Ă la nuit, ils repartaient. La barque suivait le bord des Ăźles. Ils restaient au fond, tous les deux cachĂ©s par lâombre, sans parler. Les avirons carrĂ©s sonnaient entre les volets de fer ; et cela marquait dans le silence comme un battement de mĂ©tronome, tandis quâĂ lâarriĂšre, la bauce qui traĂźnait ne discontinuait pas son petit clapotement doux dans lâeau.
Une fois la lune parut ; alors ils ne manquĂšrent pas Ă faire des phrases, trouvant lâastre mĂ©lancolique et plein de poĂ©sie ; mĂȘme elle se mit Ă chanter :
Un soir, tâen souvient-il ? nous voguions, etc .
Sa voix harmonieuse et faible se perdait sur les flots ; et le vent emportait les roulades que LĂ©on Ă©coutait passer, comme des battements dâailes, autour de lui.
Elle se tenait en face, appuyĂ©e contre la cloison de la chaloupe, oĂč la lune entrait par un des volets ouverts. Sa robe noire, dont les draperies sâĂ©largissaient en Ă©ventail, lâamincissait, la rendait plus grande. Elle avait la 527
tĂȘte levĂ©e, les mains jointes, et les deux yeux vers le ciel. Parfois lâombre des saules la cachait en entier, puis elle rĂ©apparaissait tout Ă coup, comme une vision, dans la lumiĂšre de la lune.
LĂ©on, par terre, Ă cĂŽtĂ© dâelle, rencontra sous sa main un ruban de soie ponceau.