JâĂ©tais dĂ©sespĂ©rĂ©e ! jâai cru mourir ! Je te conterai tout cela, tu verras. Et toi ? tu mâas fuie !...
Car, depuis trois ans, il lâavait soigneusement Ă©vitĂ©e, par suite de cette lĂąchetĂ© naturelle qui caractĂ©rise le sexe fort ; et Emma continuait avec des gestes mignons de tĂȘte, plus cĂąline quâune chatte amoureuse :
â Tu en aimes dâautres, avoue-le. Oh ! je les comprends, va ! je les excuse ; tu les auras sĂ©duites, comme tu mâavais sĂ©duite. Tu es un homme, toi ! tu as tout ce quâil faut pour te faire chĂ©rir. Mais nous recommencerons, nâest-ce pas ?
nous nous aimerons ! Tiens, je ris, je suis heureuse ! Parle donc !
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Et elle Ă©tait ravissante Ă voir, avec son regard oĂč tremblait une larme, comme lâeau dâun orage dans un calice bleu.
Il lâattira sur ses genoux, et il caressait du revers de la main ses bandeaux lisses, oĂč, dans la clartĂ© du crĂ©puscule, miroitait comme une flĂšche dâor un dernier rayon du soleil. Elle penchait le front ; il finit par la baiser sur les paupiĂšres, tout doucement, du bout de ses lĂšvres.
â Mais tu as pleurĂ© ! dit-il. Pourquoi ?
Elle Ă©clata en sanglots. Rodolphe crut que câĂ©tait lâexplosion de son amour ; comme elle se taisait, il prit ce silence pour une derniĂšre pudeur, et alors il sâĂ©cria :
â Ah ! pardonne-moi ! tu es la seule qui me
plaise. Jâai Ă©tĂ© imbĂ©cile et mĂ©chant ! Je tâaime, je tâaimerai toujours. Quâas-tu ? dis-le donc !
Il sâagenouillait.
â Eh bien !... je suis ruinĂ©e, Rodolphe ! Tu vas me prĂȘter trois mille francs !
â Mais... mais..., dit-il en se relevant peu Ă peu, tandis que sa physionomie prenait une 634
expression grave.
â Tu sais, continuait-elle vite, que mon mari avait placĂ© toute sa fortune chez un notaire ; il sâest enfui. Nous avons empruntĂ© ; les clients ne payaient pas. Du reste la liquidation nâest pas finie ; nous en aurons plus tard. Mais, aujourdâhui, faute de trois mille francs, on va nous saisir ; câest Ă prĂ©sent, Ă lâinstant mĂȘme ; et, comptant sur ton amitiĂ©, je suis venue.
â Ah ! pensa Rodolphe, qui devint trĂšs pĂąle tout Ă coup, câest pour cela quâelle est venue !
Enfin il dit dâun air calme : â Je ne les ai pas, chĂšre madame.
Il ne mentait point. Il les eĂ»t eus quâil les aurait donnĂ©s, sans doute, bien quâil soit gĂ©nĂ©ralement dĂ©sagrĂ©able de faire de si belles actions : une demande pĂ©cuniaire, de toutes les bourrasques qui tombent sur lâamour, Ă©tant la plus froide et la plus dĂ©racinante.
Elle resta dâabord quelques minutes Ă le regarder.
â Tu ne les as pas ! Elle rĂ©pĂ©ta plusieurs fois : 635
Tu ne les as pas ! Jâaurais dĂ» mâĂ©pargner cette derniĂšre honte. Tu ne mâas jamais aimĂ©e ! tu ne vaux pas mieux que les autres !
Elle se trahissait, elle se perdait.
Rodolphe lâinterrompit, affirmant quâil se trouvait « gĂȘnĂ© » lui-mĂȘme.
â Ah ! je te plains ! dit Emma. Oui, considĂ©rablement !... Et, arrĂȘtant ses yeux sur une carabine damasquinĂ©e qui brillait dans la panoplie : â Mais, lorsquâon est si pauvre, on ne met pas dâargent Ă la crosse de son fusil ! on nâachĂšte pas une pendule avec des incrustations dâĂ©caille ! continuait-elle en montrant lâhorloge de Boule. Ni des sifflets de vermeil pour ses fouets. â Elle les touchait ! â Ni des breloques pour sa montre ! Oh ! rien ne lui manque !
jusquâĂ un porte-liqueurs dans sa chambre ; car tu tâaimes, tu vis bien, tu as un chĂąteau, des fermes, des bois ; tu chasses Ă courre, tu voyages Ă Paris... Eh ! quand ce ne serait que cela, sâĂ©cria-telle en prenant sur la cheminĂ©e ses boutons de manchettes, â que la moindre de ces niaiseries !
on en peut faire de lâargent !... Oh ! je nâen veux 636
pas ! garde-le. â Et elle lança bien loin les deux boutons, dont la chaĂźne dâor se rompit en cognant contre la muraille. â Mais, moi, je tâaurais tout donnĂ©, jâaurais tout vendu, jâaurais travaillĂ© de mes mains, jâaurais mendiĂ© sur les routes, pour un sourire, pour un regard, pour tâentendre dire merci ! Et tu restes lĂ tranquillement dans ton fauteuil, comme si dĂ©jĂ tu ne mâavais pas fait assez souffrir ? Sans toi, sais-tu bien, jâaurais pu vivre heureuse ! Qui tây forçait ? Ătait-ce une gageure ? Tu mâaimais cependant, tu le disais...
Et tout Ă lâheure encore... Ah ! il eĂ»t mieux valu me chasser ! Jâai les mains chaudes de tes baisers, et voilĂ la place, sur le tapis, oĂč tu jurais Ă mes genoux une Ă©ternitĂ© dâamour. Tu mây as fait croire : tu mâas pendant deux ans, traĂźnĂ©e dans le rĂȘve le plus magnifique et le plus suave !... Hein !
nos projets de voyage, tu te rappelles ? Oh ! ta lettre, ta lettre ! elle mâa dĂ©chirĂ© le cĆur !... Et puis, quand je reviens vers lui, vers lui, qui est riche, heureux, libre ! pour implorer un secours que le premier venu rendrait, suppliante et lui rapportant toute ma tendresse, il me repousse, parce que ça lui coĂ»terait trois mille francs !
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â Je ne les ai pas ! rĂ©pondit Rodolphe avec ce calme parfait dont se recouvrent, comme dâun bouclier, les colĂšres rĂ©signĂ©es.
Elle sortit. Les murs tremblaient, le plafond lâĂ©crasait ; et elle repassa par la longue allĂ©e, en trĂ©buchant contre les tas de feuilles mortes que le vent dispersait. Enfin elle arriva au saut-de-loup devant la grille ; elle se cassa les ongles contre la serrure, tant elle se dĂ©pĂȘchait pour lâouvrir. Puis, cent pas plus loin, essoufflĂ©e, prĂšs de tomber, elle sâarrĂȘta. Et alors, se dĂ©tournant, elle aperçut encore une fois lâimpassible chĂąteau, avec le parc, les jardins, les trois cours, et toutes les fenĂȘtres de la façade.
Elle resta perdue de stupeur, et nâayant plus conscience dâelle-mĂȘme que par le battement de ses artĂšres, quâelle croyait entendre sâĂ©chapper comme une assourdissante musique qui emplissait la campagne. Le sol sous ses pieds Ă©tait plus mou quâune onde, et les sillons lui parurent dâimmenses vagues brunes, qui dĂ©ferlaient. Tout ce quâil y avait dans sa tĂȘte de rĂ©miniscences, dâidĂ©es, sâĂ©chappait Ă la fois, dâun 638
seul bond, comme les mille piĂšces dâun feu dâartifice. Elle vit son pĂšre, le cabinet de Lheureux, leur chambre lĂ -bas, un autre paysage : la folie la prenait, elle eut peur, et parvint Ă se ressaisir, dâune maniĂšre confuse, il est vrai ; car elle ne se rappelait point la cause de son horrible Ă©tat, câest-Ă -dire la question dâargent. Elle ne souffrait que de son amour, et sentait son Ăąme lâabandonner par ce souvenir, comme les blessĂ©s, en agonisant, sentent lâexistence qui sâen va par leur plaie qui saigne.
La nuit tombait, des corneilles volaient.
Il lui sembla tout Ă coup que des globules couleur de feu Ă©clataient dans lâair comme des balles fulminantes en sâaplatissant, et tournaient, tournaient, pour aller se fondre sur la neige, entre les branches des arbres. Au milieu de chacun dâeux, la figure de Rodolphe apparaissait. Ils se multipliĂšrent, et ils se rapprochaient, la pĂ©nĂ©traient ; tout disparut. Elle reconnut les lumiĂšres des maisons, qui rayonnaient de loin dans le brouillard.
Alors sa situation, telle quâun abĂźme, se 639
représenta. Elle haletait à se rompre la poitrine.
Puis, dans un transport dâhĂ©roĂŻsme qui la rendait presque joyeuse, elle descendit la cĂŽte en courant, traversa la planche aux vaches, le sentier, lâallĂ©e, les halles, et arriva devant la boutique du pharmacien.
Il nây avait personne. Elle allait entrer ; mais, au bruit de la sonnette, on pouvait venir ; et, se glissant par la barriĂšre, retenant son haleine, tĂątant les murs, elle sâavança jusquâau seuil de la cuisine, oĂč brĂ»lait une chandelle posĂ©e sur le fourneau. Justin, en manches de chemise, emportait un plat.
â Ah ! ils dĂźnent. Attendons.
Il revint. Elle frappa contre la vitre. Il sortit.
â La clef ! celle dâen haut, oĂč sont les...
â Comment ?
Et il la regardait, tout Ă©tonnĂ© par la pĂąleur de son visage, qui tranchait en blanc sur le fond noir de la nuit. Elle lui apparut extraordinairement belle, et majestueuse comme un fantĂŽme ; sans comprendre ce quâelle voulait, il pressentait 640
quelque chose de terrible.
Mais elle reprit vivement, Ă voix basse, dâune voix douce, dissolvante :
â Je la veux ! donne-la-moi.
Comme la cloison Ă©tait mince, on entendait le cliquetis des fourchettes sur les assiettes dans la salle Ă manger.