yeux clos, la bouche ouverte, et tenait dans ses mains une longue mĂšche de cheveux noirs.
â Papa, viens donc ! dit-elle.
Et, croyant quâil voulait jouer, elle le poussa doucement. Il tomba par terre. Il Ă©tait mort.
Trente-six heures aprĂšs, sur la demande de lâapothicaire, M. Canivet accourut. Il lâouvrit et ne trouva rien.
Quand tout fut vendu, il resta douze francs soixante et quinze centimes qui servirent Ă payer le voyage de mademoiselle Bovary chez sa grandâmĂšre. La bonne femme mourut dans lâannĂ©e mĂȘme ; le pĂšre Rouault Ă©tant paralysĂ©, ce fut une tante qui sâen chargea. Elle est pauvre et lâenvoie, pour gagner sa vie, dans une filature de coton.
Depuis la mort de Bovary, trois médecins se
sont succĂ©dĂ© Ă Yonville sans pouvoir y rĂ©ussir, tant M. Homais les a tout de suite battus en brĂšche. Il fait une clientĂšle dâenfer ; lâautoritĂ© le mĂ©nage et lâopinion publique le protĂšge.
Il vient de recevoir la croix dâhonneur.
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713
RĂ©quisitoire, plaidoirie et jugement du
ProcĂšs intentĂ© Ă lâauteur
devant le
TRIBUNAL CORRECTIONNEL DE PARIS
(6e Chambre)
PRĂSIDENCE DE M. DUBARLE
Audiences des 31 janvier et 7 février 1857.
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Flaubert commence Madame Bovary en 1851
et y travaille pendant 5 ans, jusquâen 1856. Ă
partir dâoctobre, le texte est publiĂ© dans la Revue de Paris sous la forme de feuilleton jusquâau 15
dĂ©cembre suivant. En fĂ©vrier 1857, le gĂ©rant de la revue, LĂ©on Laurent-Pichat, lâimprimeur et Gustave Flaubert sont jugĂ©s pour « outrage Ă la morale publique et religieuse et aux bonnes mĆurs ». DĂ©fendu par lâavocat MaĂźtre Jules SĂ©nard, malgrĂ© le rĂ©quisitoire du procureur Ernest Pinard, Gustave Flaubert sera finalement acquittĂ©. Le roman connaĂźtra un important succĂšs en librairie.
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MinistĂšre public contre M. Gustave Flaubert ______
RĂ©quisitoire de M. lâavocat impĂ©rial
M. Ernest Pinard
Messieurs, en abordant ce dĂ©bat, le ministĂšre public est en prĂ©sence dâune difficultĂ© quâil ne peut pas se dissimuler. Elle nâest pas dans la nature mĂȘme de la prĂ©vention : offenses Ă la morale publique et Ă la religion, ce sont lĂ sans doute des expressions un peu vagues, un peu Ă©lastiques, quâil est nĂ©cessaire de prĂ©ciser. Mais, enfin, quand on parle Ă des esprits droits et pratiques, il est facile de sâentendre Ă cet Ă©gard, de distinguer si telle page dâun livre porte atteinte Ă la religion ou Ă la morale. La difficultĂ© nâest pas dans notre prĂ©vention, elle est plutĂŽt, elle est davantage dans lâĂ©tendue de lâĆuvre que vous 716
avez Ă juger. Il sâagit dâun roman tout entier.
Quand on soumet Ă votre apprĂ©ciation un article de journal, on voit tout de suite oĂč le dĂ©lit commence et oĂč il finit ; le ministĂšre public lit lâarticle et le soumet Ă votre apprĂ©ciation. Ici il ne sâagit pas dâun article de journal, mais dâun roman tout entier qui commence le 1er octobre, finit le 15 dĂ©cembre, et se compose de six livraisons, dans la Revue de Paris, 1856. Que faire dans cette situation ? Quel est le rĂŽle du ministĂšre public ? Lire tout le roman ? Câest impossible. Dâun autre cĂŽtĂ©, ne lire que les textes incriminĂ©s, câest sâexposer Ă un reproche trĂšs fondĂ©. On pourrait nous dire : si vous nâexposez pas le procĂšs dans toutes ses parties, si vous passez ce qui prĂ©cĂšde et ce qui suit les passages incriminĂ©s, il est Ă©vident que vous Ă©touffez le dĂ©bat en restreignant le terrain de la discussion.
Pour Ă©viter ce double inconvĂ©nient, il nây a quâune marche Ă suivre, et la voici, câest de vous raconter dâabord tout le roman sans en lire, sans en incriminer aucun passage, et puis de lire, dâincriminer en citant le texte, et enfin de rĂ©pondre aux objections qui pourraient sâĂ©lever 717
contre le systÚme général de la prévention.
Quel est le titre du roman ? Madame Bovary.
Câest un titre qui ne dit rien par lui-mĂȘme. Il en a un second entre parenthĂšses : MĆurs de province.
Câest encore lĂ un titre qui nâexplique pas la pensĂ©e de lâauteur, mais qui la fait pressentir.
Lâauteur nâa pas voulu suivre tel ou tel systĂšme philosophique vrai ou faux, il a voulu faire des tableaux de genre, et vous allez voir quels tableaux ! ! ! Sans doute câest le mari qui commence et qui termine le livre, mais le portrait le plus sĂ©rieux de lâĆuvre, qui illumine les autres peintures, câest Ă©videmment celui de madame Bovary.
Ici, je raconte, je ne cite pas. On prend le mari au collĂšge, et, il faut le dire, lâenfant annonce dĂ©jĂ ce que sera le mari. Il est excessivement lourd et timide, si timide que lorsquâil arrive au collĂšge et quâon lui demande son nom, il commence par rĂ©pondre Charbovari. Il est si lourd quâil travaille sans avancer. Il nâest jamais le premier, il nâest jamais le dernier non plus de sa classe ; câest le type, sinon de la nullitĂ©, au 718
moins de celui du ridicule au collĂšge. AprĂšs les Ă©tudes du collĂšge, il vint Ă©tudier la mĂ©decine Ă Rouen, dans une chambre au quatriĂšme, donnant sur la Seine1, que sa mĂšre lui avait louĂ©e chez un teinturier de sa connaissance. Câest lĂ quâil fait ses Ă©tudes mĂ©dicales et quâil arrive petit Ă petit Ă conquĂ©rir, non pas le grade de docteur en mĂ©decine, mais celui dâofficier de santĂ©. Il frĂ©quentait les cabarets, il manquait les cours, mais il nâavait au demeurant dâautre passion que celle de jouer aux dominos. VoilĂ M. Bovary.
Il va se marier. Sa mĂšre lui trouve une femme : la veuve dâun huissier de Dieppe ; elle est vertueuse et laide, elle a quarante-cinq ans et 1200 livres de rente. Seulement le notaire qui avait le capital de la rente partit un beau matin pour lâAmĂ©rique, et madame Bovary jeune fut tellement frappĂ©e, tellement impressionnĂ©e par ce coup inattendu, quâelle en mourut. VoilĂ le premier mariage, voilĂ la premiĂšre scĂšne.
M. Bovary, devenu veuf, songea Ă se remarier.
1 Sic. Dans Madame Bovary : « Sa mĂšre lui choisit une chambre, au quatriĂšme, sur lâEau-de-Robec, chez un teinturier de sa connaissance. »
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Il interroge ses souvenirs ; il nâa pas besoin dâaller bien loin, il lui vient tout de suite Ă lâesprit la fille dâun fermier du voisinage qui avait singuliĂšrement excitĂ© les soupçons de madame Bovary, mademoiselle Emma Rouault. Le fermier Rouault nâavait quâune fille, Ă©levĂ©e aux Ursulines de Rouen. Elle sâoccupait peu de la ferme ; son pĂšre dĂ©sirait la marier. Lâofficier de santĂ© se prĂ©sente, il nâest pas difficile sur la dot, et vous comprenez quâavec de telles dispositions de part et dâautre les choses vont vite. Le mariage est accompli. M. Bovary est aux genoux de sa femme, il est le plus heureux des hommes, le plus aveugle des maris ; sa seule prĂ©occupation est de prĂ©venir les dĂ©sirs de sa femme.
Ici le rĂŽle de M. Bovary sâefface ; celui de madame Bovary devient lâĆuvre sĂ©rieuse du livre.
Messieurs, madame Bovary a-t-elle aimé son
mari ou cherchĂ© Ă lâaimer ? Non, et dĂšs le commencement il y a ce quâon peut appeler la scĂšne de lâinitiation. Ă partir de ce moment, un autre horizon sâĂ©tale devant elle, une vie nouvelle 720
lui apparaĂźt. Le propriĂ©taire du chĂąteau de la Vaubyessard avait donnĂ© une grande fĂȘte. On avait invitĂ© lâofficier de santĂ©, on avait invitĂ© sa femme, et lĂ il y eut pour elle comme une initiation Ă toutes les ardeurs de la voluptĂ© ! Elle avait aperçu le duc de LaverdiĂšre, qui avait eu des succĂšs Ă la cour ; elle avait valsĂ© avec un vicomte et Ă©prouvĂ© un trouble inconnu. Ă partir de ce moment, elle avait vĂ©cu dâune vie nouvelle ; son mari, tout ce qui lâentourait, lui Ă©tait devenu insupportable. Un jour, en cherchant dans un meuble, elle avait rencontrĂ© un fil de fer qui lui avait dĂ©chirĂ© le doigt ; câĂ©tait le fil de son bouquet de mariage. Pour essayer de lâarracher Ă lâennui qui la consumait, M. Bovary fit le sacrifice de sa clientĂšle, et vint sâinstaller Ă Yonville. Câest ici que vient la scĂšne de la premiĂšre chute. Nous sommes Ă la seconde livraison. Madame Bovary arrive Ă Yonville, et lĂ , la premiĂšre personne quâelle rencontre, sur laquelle elle fixe ses regards, ce nâest pas le notaire de lâendroit, câest lâunique clerc de ce notaire, LĂ©on Dupuis. Câest un tout jeune homme qui fait son droit et qui va partir pour la capitale.
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Tout autre que M. Bovary aurait Ă©tĂ© inquiĂ©tĂ© des visites du jeune clerc, mais M. Bovary est si naĂŻf quâil croit Ă la vertu de sa femme ; LĂ©on, inexpĂ©rimentĂ©, Ă©prouvait le mĂȘme sentiment. Il est parti, lâoccasion est perdue, mais les occasions se retrouvent facilement. Il y avait dans le voisinage dâYonville un M. Rodolphe Boulanger (vous voyez que je raconte). CâĂ©tait un homme de trente-quatre ans, dâun tempĂ©rament brutal ; il avait eu beaucoup de succĂšs auprĂšs des conquĂȘtes faciles ; il avait alors pour maĂźtresse une actrice ; il aperçut madame Bovary, elle Ă©tat jeune, charmante ; il rĂ©solut dâen faire sa maĂźtresse. La chose Ă©tait facile, il lui suffit de trois occasions. La premiĂšre fois il Ă©tait venu aux
Comices agricoles, la seconde fois il lui avait rendu une visite, la troisiĂšme fois il lui avait fait faire une promenade Ă cheval que le mari avait jugĂ©e nĂ©cessaire Ă la santĂ© de sa femme ; et câest alors, dans une premiĂšre visite de la forĂȘt, que la chute a lieu. Les rendez-vous se multiplieront au chĂąteau de Rodolphe, surtout dans le jardin de lâofficier de santĂ©. Les amants arrivent jusquâaux limites extrĂȘmes de la voluptĂ© ! Madame Bovary 722
veut se faire enlever par Rodolphe, Rodolphe nâose pas dire non, mais il lui Ă©crit une lettre oĂč il cherche Ă lui prouver, par beaucoup de raisons, quâil ne peut pas lâenlever. FoudroyĂ©e Ă la rĂ©ception de cette lettre, Madame Bovary a une fiĂšvre cĂ©rĂ©brale, Ă la suite de laquelle une fiĂšvre typhoĂŻde se dĂ©clare. La fiĂšvre tua lâamour, mais resta la malade. VoilĂ la deuxiĂšme scĂšne.