« dans une vendue ».
â Est-ce beau ! disait Lheureux, on sâen sert beaucoup maintenant, comme tĂȘtes de fauteuils, câest le genre ; et plus prompt quâun escamoteur, 586
il enveloppa la guipure de papier bleu et la mit dans les mains dâEmma.
â Au moins, que je sache... ?
â Ah ! plus tard, reprit-il en lui tournant les talons.
DĂšs le soir, elle pressa Bovary dâĂ©crire Ă sa mĂšre pour quâelle leur envoyĂąt bien vite tout lâarriĂ©rĂ© de lâhĂ©ritage. La belle-mĂšre rĂ©pondit nâavoir plus rien ; la liquidation Ă©tait close, et il leur restait, outre Barneville, six cents livres de rente, quâelle leur servirait exactement.
Alors Madame expédia des factures chez deux
ou trois clients, et bientĂŽt usa largement de ce moyen, qui lui rĂ©ussissait. Elle avait toujours soin dâajouter en post-scriptum : « Nâen parlez pas Ă mon mari, vous savez comme il est fier...
Excusez-moi... Votre servante... » Il y eut quelques réclamations ; elle les intercepta.
Pour se faire de lâargent, elle se mit Ă vendre ses vieux gants, ses vieux chapeaux, la vieille ferraille ; et elle marchandait avec rapacitĂ©, son sang de paysanne la poussant au gain. Puis, dans 587
ses voyages Ă la ville, elle brocanterait des babioles, que M. Lheureux, Ă dĂ©faut dâautres, lui prendrait certainement. Elle sâacheta des plumes dâautruche, de la porcelaine chinoise et des bahuts ; elle empruntait Ă FĂ©licitĂ©, Ă madame Lefrançois, Ă lâhĂŽteliĂšre de la Croix rouge, Ă tout le monde, nâimporte oĂč. Avec lâargent quâelle reçut enfin de Barneville, elle paya deux billets, les quinze cents autres francs sâĂ©coulĂšrent. Elle sâengagea de nouveau, et toujours ainsi !
Parfois, il est vrai, elle tĂąchait de faire des calculs, mais elle dĂ©couvrait des choses si exorbitantes, quâelle nây pouvait croire. Alors elle recommençait, sâembrouillait vite, plantait tout lĂ et nây pensait plus.
La maison Ă©tait bien triste, maintenant ! On en voyait sortir les fournisseurs avec des figures furieuses. Il y avait des mouchoirs traĂźnant sur les fourneaux, et la petite Berthe, au grand scandale de madame Homais, portait des bas percĂ©s ; si Charles, timidement, hasardait une observation, elle rĂ©pondait avec brutalitĂ© que ce nâĂ©tait point sa faute !
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Pourquoi ces emportements ? Il expliquait tout par son ancienne maladie nerveuse ; et, se reprochant dâavoir pris pour des dĂ©fauts ses infirmitĂ©s, il sâaccusait dâĂ©goĂŻsme, avait envie de courir lâembrasser. Oh ! non, se disait-il, je lâennuierais ! Et il restait.
AprĂšs le dĂźner, il se promenait seul dans le jardin ; il prenait la petite Berthe sur ses genoux, et, dĂ©ployant son journal de mĂ©decine, essayait de lui apprendre Ă lire. Lâenfant, qui nâĂ©tudiait jamais, ne tardait pas Ă ouvrir de grands yeux tristes et se mettait Ă pleurer. Alors il la consolait ; il allait lui chercher de lâeau dans lâarrosoir pour faire des riviĂšres sur le sable, ou cassait les branches des troĂšnes pour planter des arbres dans les plates-bandes, ce qui gĂątait peu le jardin, tout encombrĂ© de longues herbes ; on devait tant de journĂ©es Ă Lestiboudois ! Puis lâenfant avait froid et demandait sa mĂšre. â
Appelle ta bonne, disait Charles. Tu sais bien, ma petite, que ta maman ne veut pas quâon la dĂ©range.
Lâautomne commençait et dĂ©jĂ les feuilles 589
tombaient, â comme il y a deux ans, lorsquâelle Ă©tait malade ! Quand donc tout cela finira-t-il !...
Et il continuait Ă marcher, les deux mains derriĂšre le dos.
Madame Ă©tait dans sa chambre. On nây montait pas. Elle restait lĂ tout le long du jour, engourdie, Ă peine vĂȘtue, et, de temps Ă autre, faisant fumer des pastilles du sĂ©rail quâelle avait achetĂ©es Ă Rouen, dans la boutique dâun AlgĂ©rien. Pour ne pas avoir la nuit auprĂšs dâelle, cet homme Ă©tendu qui dormait, elle finit, Ă force de grimaces, par le relĂ©guer au second Ă©tage ; et elle lisait jusquâau matin des livres extravagants oĂč il y avait des tableaux orgiaques avec des situations sanglantes. Souvent une terreur la prenait, elle poussait un cri. Charles accourait. â
Ah ! va-tâen ! disait-elle. Ou, dâautres fois, brĂ»lĂ©e plus fort par cette flamme intime que lâadultĂšre avivait, haletante, Ă©mue, tout en dĂ©sir, elle ouvrait sa fenĂȘtre, aspirait lâair froid, Ă©parpillait au vent sa chevelure trop lourde, et, regardant les Ă©toiles, souhaitait des amours de prince. Elle pensait Ă lui, Ă LĂ©on. Elle eĂ»t alors tout donnĂ© pour un seul de ces rendez-vous, qui la rassasiaient.
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CâĂ©tait ses jours de gala. Elle les voulait splendides ! et, lorsquâil ne pouvait payer seul la dĂ©pense, elle complĂ©tait le surplus libĂ©ralement, ce qui arrivait Ă peu prĂšs toutes les fois. Il essaya de lui faire comprendre quâils seraient aussi bien ailleurs, dans quelque hĂŽtel plus modeste, mais elle trouva des objections.
Un jour, elle tira de son sac six petites cuillers en vermeil (câĂ©tait le cadeau de noces du pĂšre Rouault), en le priant dâaller immĂ©diatement porter cela, pour elle, au mont-de-piĂ©tĂ© ; et LĂ©on obĂ©it, bien que cette dĂ©marche lui dĂ©plĂ»t. Il avait peur de se compromettre.
Puis, en y rĂ©flĂ©chissant, il trouva que sa maĂźtresse prenait des allures Ă©tranges, et quâon nâavait peut-ĂȘtre pas tort de vouloir lâen dĂ©tacher.
En effet, quelquâun avait envoyĂ© Ă sa mĂšre une longue lettre anonyme, pour la prĂ©venir quâil se perdait avec une femme mariĂ©e ; et aussitĂŽt la bonne dame, entrevoyant lâĂ©ternel Ă©pouvantail des familles, câest-Ă -dire la vague crĂ©ature pernicieuse, la sirĂšne, le monstre, qui habite fantastiquement les profondeurs de lâamour, 591
Ă©crivit Ă maĂźtre Dubocage son patron, lequel fut parfait dans cette affaire. Il le tint durant trois quarts dâheure, voulant lui dessiller les yeux, lâavertir du gouffre. Une telle intrigue nuirait plus tard Ă son Ă©tablissement. Il le supplia de rompre, et, sâil ne faisait ce sacrifice dans son propre intĂ©rĂȘt, quâil le fĂźt au moins pour lui, Dubocage !
LĂ©on enfin avait jurĂ© de ne plus revoir Emma ; et il se reprochait de nâavoir pas tenu sa parole, considĂ©rant tout ce que cette femme pourrait encore lui attirer dâembarras et de discours, sans compter les plaisanteries de ses camarades, qui se dĂ©bitaient le matin, autour du poĂȘle. Dâailleurs, il allait devenir premier clerc : câĂ©tait le moment dâĂȘtre sĂ©rieux. Aussi renonçait-il Ă la flĂ»te, aux sentiments exaltĂ©s, Ă lâimagination ; â car tout bourgeois, dans lâĂ©chauffement de sa jeunesse, ne fĂ»t-ce quâun jour, une minute, sâest cru capable dâimmenses passions, de hautes entreprises. Le plus mĂ©diocre libertin a rĂȘvĂ© des sultanes ; chaque notaire porte en soi les dĂ©bris dâun poĂšte.
Il sâennuyait maintenant lorsque Emma, tout Ă coup, sanglotait sur sa poitrine ; et son cĆur, 592
comme les gens qui ne peuvent endurer quâune certaine dose de musique, sâassoupissait dâindiffĂ©rence au vacarme dâun amour dont il ne distinguait plus les dĂ©licatesses.
Ils se connaissaient trop pour avoir ces Ă©bahissements de la possession qui en centuplent la joie. Elle Ă©tait aussi dĂ©goĂ»tĂ©e de lui quâil Ă©tait fatiguĂ© dâelle. Emma retrouvait dans lâadultĂšre toutes les platitudes du mariage.
Mais comment pouvoir sâen dĂ©barrasser ?
Puis, elle avait beau se sentir humiliĂ©e de la bassesse dâun tel bonheur, elle y tenait par habitude ou par corruption ; et, chaque jour, elle sây acharnait davantage, tarissant toute fĂ©licitĂ© Ă la vouloir trop grande. Elle accusait LĂ©on de ses espoirs déçus, comme sâil lâavait trahie ; et mĂȘme elle souhaitait une catastrophe qui amenĂąt leur sĂ©paration, puisquâelle nâavait pas le courage de sây dĂ©cider.
Elle nâen continuait pas moins Ă lui Ă©crire des lettres amoureuses, en vertu de cette idĂ©e, quâune femme doit toujours Ă©crire Ă son amant.
Mais, en Ă©crivant, elle percevait un autre 593
homme, un fantĂŽme fait de ses plus ardents souvenirs, de ses lectures les plus belles, de ses convoitises les plus fortes ; et il devenait Ă la fin si vĂ©ritable, et accessible, quâelle en palpitait Ă©merveillĂ©e, sans pouvoir nĂ©anmoins le nettement imaginer, tant il se perdait, comme un dieu, sous lâabondance de ses attributs. Il habitait la contrĂ©e bleuĂątre oĂč les Ă©chelles de soie se balancent Ă des balcons, sous le souffle des fleurs, dans la clartĂ© de la lune. Elle le sentait prĂšs dâelle, il allait venir et lâenlĂšverait tout entiĂšre dans un baiser. Ensuite elle retombait Ă plat, brisĂ©e ; car ces Ă©lans dâamour vague la fatiguaient plus que de grandes dĂ©bauches.
Elle Ă©prouvait maintenant une courbature incessante et universelle. Souvent mĂȘme, Emma recevait des assignations, du papier timbrĂ© quâelle regardait Ă peine. Elle aurait voulu ne plus vivre, ou continuellement dormir.
Le jour de la mi-carĂȘme, elle ne rentra pas Ă Yonville ; elle alla le soir au bal masquĂ©. Elle mit un pantalon de velours et des bas rouges, avec une perruque Ă catogan et un lampion sur 594
lâoreille. Elle sauta toute la nuit au son furieux des trombones ; on faisait cercle autour dâelle ; et elle se trouva le matin sur le pĂ©ristyle du thĂ©Ăątre parmi cinq ou six masques, dĂ©bardeuses et matelots, des camarades de LĂ©on, qui parlaient dâaller souper.