- Oui. Je l’ai invité.
- Et il y a Lydia Gloor, nom d’un chien ! Tu te rends compte ? Lydia Gloor est dans ton appartement !
- Qui est Lydia Gloor ?
- Bon Dieu, Marc, tu dois savoir ça ! C’est l’actrice du moment. Elle joue dans cette série que tout le monde regarde. Enfin, sauf toi visiblement. Comment as-tu fait pour l’inviter ici ?
- Je n’en sais rien. Les gens sonnent et je leur ouvre la porte. Mi casa es tu casa !
Je retournai dans le salon avec des petits fours et les shakers. Puis je vis la neige qui tombait par les fenêtres, et j’eus soudain envie de sortir à l’air libre. J’allai sur le balcon en chemise; il faisait glacial. Je contemplai l’immensité de New York devant moi et ces mil ions de points de lumière à perte de vue, et je hurlai de toutes mes forces : « Je suis Marcus Goldman ! » À cet instant j’entendis une voix derrière moi : c’était une jolie blonde de mon âge que je n’avais jamais vue de ma vie.
- Marcus Goldman, il y a ton téléphone qui sonne, me dit-el e.
Son visage ne m’était pas inconnu.
- Je t’ai déjà vue quelque part, non ? lui demandai-je.
- À la télévision, sans doute.
- Tu es Lydia Gloor…
- Oui.
- Mince alors.
Je la priai de m’attendre sagement sur le balcon et je m’empressai d’aller répondre.
- Allô ?
- Marcus ? C’est Harry qui vous téléphone.
- Harry ! Quel plaisir de vous entendre ! Comment allez-vous ?
- Pas mal. J’avais juste envie de vous dire bonsoir. J’entends énormément de bruit derrière vous… Vous recevez du monde ? Peut-être que je tombe mal…
- Je fais une petite fête. Dans mon nouvel appartement.
- Vous avez quitté Newark ?
- Oui, j’ai acheté un appartement dans le Vil age. Je vis à New York désormais !
Il faut absolument que vous veniez voir ça, la vue est à couper le souffle.
- J’en suis sûr. En tout cas, vous avez l’air de bien vous amuser, je suis content pour vous. Vous devez avoir beaucoup d’amis…
- Des tonnes ! Et ce n’est pas tout : figurez-vous qu’il y a une actrice incroyablement bel e qui m’attend sur mon balcon ? Ha ha, je ne peux pas y croire ! La vie est beaucoup trop belle, Harry. Beaucoup trop bel e. Et vous ? Que faites-vous ce soir ?
- Je… Je fais une petite soirée chez moi. Des amis, des steaks et de la bière.
Que demander de plus ? On s’amuse bien, il ne manque plus que vous. Mais j’entends qu’on sonne à ma porte, Marcus. D’autres invités qui arrivent. Il faut que je vous laisse pour aller ouvrir. Je ne sais pas si nous tiendrons tous dans la maison, et pourtant, Dieu
sait qu’elle est grande !
- Passez une bonne soirée, Harry. Amusez-vous bien. Je vous rappelle sans faute.
Je retournai sur mon balcon : c’est ce soir-là que je commençai à fréquenter Lydia Gloor, celle que ma mère al ait appeler « l’actrice télévisuel e ». À Goose Cove, Harry alla ouvrir la porte : c’était le livreur de pizza. Il prit sa commande et s’installa devant la télévision pour dîner.
Comme promis, je rappelai Harry après cette soirée. Mais un an s’écoula entre ces deux coups de téléphone. C’était février 2008.
- Allô ?
- Harry, c’est Marcus.
- Oh, Marcus ! C’est bien vous qui me téléphonez ? Incroyable. Depuis que vous êtes une vedette, vous ne donnez plus de nouvelles. J’ai essayé de vous appeler il y a un mois, je suis tombé sur votre secrétaire qui m’a dit que vous n’étiez là pour personne.
Je répondis de but en blanc :
- Ça va mal, Harry. Je crois que je ne suis plus écrivain.
Il redevint aussitôt sérieux :
- Qu’est-ce que vous me chantez là, Marcus ?
- Je ne sais plus quoi écrire, je suis fini. Page blanche. Ça fait des mois. Peut-être une année.
Il éclata d’un rire rassurant et chaleureux.
- Blocage mental, Marcus, voilà ce que c’est ! Les pages blanches sont aussi stupides que les pannes sexuelles liées à la performance : c’est la panique du génie, cel e-là même qui rend votre petite queue toute molle lorsque vous vous apprêtez à jouer à la brouette avec une de vos admiratrices et que vous ne pensez qu’à lui procurer un orgasme tel qu’il sera mesurable sur l’échel e de Richter. Ne vous souciez pas du génie, contentez-vous d’aligner les mots ensemble. Le génie vient naturellement.