- Il y a eu un vol…
- Comment ça, un vol ?
- Vos feuillets… Ceux que vous m’avez apportés à Boston.
- Quoi ? Comment est-ce possible ?
- Ils étaient dans un tiroir de mon bureau. Hier matin, je ne les ai pas retrouvés…
J’ai d’abord pensé que Marisa avait fait de l’ordre et les avait mis au coffre, el e fait ça parfois. Mais lorsque je lui ai posé la question, elle m’a dit qu’elle ne les avait pas touchés. Je les ai cherchés toute la journée d’hier mais en vain.
Mon cœur battait fort. Je pressentais une tempête.
- Mais qu’est-ce qui vous fait penser qu’ils ont été volés ? demandai-je.
Il y eut un long silence puis il répondit :
- J’ai reçu des coups de fil, toute l’après-midi : le Globe, USA Today, le New York Times… Quelqu’un a transmis des copies de vos feuillets à toute la presse nationale, qui s’apprête à les diffuser. Marcus : il est probable que demain, tout le pays prendra connaissance du contenu de votre bouquin.
DEUXIÈME PARTIE
La guérison des écrivains
(Rédaction du livre)
14. Un fameux 30 août 1975
“Vous voyez, Marcus, notre société a été conçue de telle façon qu’il faut sans cesse choisir entre raison et passion. La raison n’a jamais servi personne et la passion est souvent destructrice. J’aurais donc bien de la peine à vous aider.
- Pourquoi me dites-vous ça, Harry ?
- Comme ça. La vie est une arnaque.
- Vous allez finir vos frites ?
- Non. Servez-vous si le cœur vous en dit.
- Merci, Harry.
- Ça ne vous intéresse vraiment pas, ce que je vous raconte ?
- Si, beaucoup. Je vous écoute attentivement. Numéro 14 : la vie est une arnaque.
- Mon Dieu, Marcus, vous n’avez rien compris. J’ai parfois l’impression de converser avec un débile.”
16 heures
La journée avait été magnifique. Un de ces samedis ensoleil és de la fin de l’été qui baignaient Aurora dans une atmosphère paisible. Dans le centre-ville, on avait vu flâner les gens, tranquilles, s’attardant devant les vitrines pour profiter des derniers jours de beau temps. Les rues des quartiers résidentiels, désertées par les voitures, s’étaient vues annexées par les enfants qui y organisaient des courses de vélos et de patins à roulettes tandis que leurs parents, à l’ombre des porches, sirotaient des limonades en épluchant les journaux.
Pour la troisième fois en moins d’une heure, Travis Dawn, à bord de sa voiture de patrouil e, traversa le quartier de Terrace Avenue et passa devant la maison des Quinn. L’après-midi avait été d’un calme absolu; rien à signaler, pas le moindre appel de la centrale. Il avait bien fait quelques contrôles routiers pour s’occuper un peu, mais son esprit était ail eurs : il ne pouvait penser à rien d’autre qu’à Jenny. Elle était là, sous la marquise, avec son père. Ils y avaient passé toute l’après-midi à remplir des grilles de mots croisés, tandis que Tamara taillait les massifs en prévision de l’automne. À
l’approche de la maison, Travis ralentit jusqu’à rouler au pas; il espérait qu’el e le remarquerait, qu’elle tournerait la tête et qu’elle le verrait, qu’el e lui ferait alors un signe de la main, un geste amical qui l’encouragerait à s’arrêter un instant, à la saluer par la vitre ouverte. Peut-être même qu’el e lui offrirait un verre de thé glacé et qu’ils converseraient un peu. Mais el e ne tourna pas la tête, elle ne le vit pas. Elle riait avec son père, el e avait l’air heureuse. Il continua sa route et s’arrêta quelques dizaines de mètres plus loin, hors de vue. Il regarda le bouquet de fleurs sur le siège passager et attrapa la feuille de papier qui se trouvait juste à côté et sur laquelle il avait noté ce qu’il voulait lui dire :
Bonjour, Jenny. Quelle belle journée. Si tu es libre ce soir, je me disais que nous pourrions al er nous promener sur la plage. Peut-être même qu’on pourrait al er au cinéma ? Ils ont des nouveaux films à Montburry. (lui donner les fleurs.) Lui proposer une promenade et le cinéma. C’était facile. Mais il n’osa pas sortir de sa voiture. Il s’empressa de redémarrer et reprit sa patrouille, suivant le même chemin qui le ferait repasser devant chez les Quinn d’ici vingt minutes. Il rangea les fleurs sous le siège pour qu’on ne les remarque pas. C’étaient des roses sauvages, cueillies près de Montburry, aux abords d’un petit lac dont lui avait parlé Erne Pinkas.
Au premier abord, elles étaient moins jolies que les roses de culture mais leurs couleurs étaient beaucoup plus éclatantes. Il avait souvent voulu emmener Jenny là-bas; il avait même échafaudé tout un plan. Il lui aurait bandé les yeux, l’aurait conduite jusqu’aux parterres de rosiers et n’aurait défait le foulard qu’une fois devant les massifs, pour que les mil e couleurs explosent devant el e comme un feu d’artifice. Ensuite, ils auraient pique-niqué au bord du lac. Mais il n’avait jamais eu le courage de le lui proposer. Il
roulait maintenant sur Terrace Avenue et passa devant la maison des Kellergan, sans y prêter plus attention. Il avait la tête ailleurs.
Malgré le beau temps, le révérend avait passé toute l’après-midi enfermé dans son garage, à bricoler une vieille Harley-Davidson qu’il espérait bien faire rouler un jour.
D’après le rapport de la police d’Aurora, il ne quitta son atelier que pour al er se servir à boire à la cuisine et, chaque fois, il trouva Nola qui lisait tranquillement dans le salon.
17 heures 30
À mesure que la journée touchait à sa fin, les rues du centre-ville se vidaient peu à peu, tandis que dans les quartiers résidentiels, les enfants rentraient chez eux en prévision du dîner et que sous les porches, il ne restait plus que des fauteuils vides et des journaux en désordre.
Le chef de la police Gareth Pratt, qui était en congé, et sa femme Amy, rentrèrent chez eux, après avoir passé une partie de la journée chez des amis, en dehors de la ville. Au même moment, la famille Hattaway - à savoir Nancy, ses deux frères et leurs parents - regagna sa maison de Terrace Avenue, après avoir passé l’après-midi sur la plage de Grand Beach. Il figure au rapport de police que Madame Hattaway, la mère de Nancy, nota qu’on jouait de la musique à un niveau très élevé chez les Kellergan.
À plusieurs miles de là, Harry arriva au Sea Side Motel. Il s’enregistra pour la chambre 8 sous un nom d’emprunt et paya comptant pour n’avoir pas à montrer une pièce d’identité. Sur la route, il avait acheté des fleurs. Il avait fait le plein de la voiture également. Tout était prêt. Plus qu’une heure et demie. À peine. Dès que Nola arriverait, ils fêteraient leurs retrouvailles et ils partiraient aussitôt. À vingt et une heures, ils seraient au Canada. Ils seraient bien ensemble. Elle ne serait plus jamais malheureuse.
18 heures
Deborah Cooper, soixante et un ans, qui vivait seule depuis la mort de son mari dans une maison isolée à l’orée de la forêt de Side Creek, s’instal a à la table de sa cuisine pour préparer une tarte aux pommes. Après avoir pelé et découpé les fruits, el e en jeta quelques morceaux par la fenêtre pour les ratons laveurs, et resta derrière la vitre pour guetter leur venue. C’est alors qu’il lui sembla distinguer une silhouette courant à travers les rangées d’arbres : en y prêtant plus attention, el e eut le temps de voir distinctement une jeune fil e en robe rouge poursuivie par un homme, avant qu’ils ne disparaissent dans la végétation. Elle se précipita dans le salon où se trouvait le téléphone afin de contacter les urgences de la police. Le rapport de police indique que l’appel parvint à la centrale à dix-huit heures vingt et une. Il dura vingt-sept secondes.
Sa retranscription en est la suivante :
- Centrale de la police, quel e est votre urgence ?