30 août 1975
Un jour de la fin août, une fille de quinze ans a été assassinée à Aurora. Elle s’appelait Nola Kellergan. Toutes les descriptions que vous entendrez à son propos la décriront débordante de vie et de rêves.
Il serait difficile de limiter les causes de sa mort aux événements du 30 août 1975. Peut-être qu’au fond tout commence des années plus tôt. Dans le courant des années 1960, lorsque des parents ne voient pas la maladie qui s’installe dans leur enfant. Une nuit de 1967, peut-être, lorsqu’un jeune homme se fait défigurer par une bande de voyous éméchés, et que l’un d’eux, pétri de remords, s’efforce de se racheter une conscience en se rapprochant secrètement de sa victime. Cette nuit de l’année 1969, lorsqu’un père décide de taire le secret de sa fil e. Ou peut-être que tout commence une après-midi de juin 1975, lorsque Harry Quebert rencontre Nola et qu’ils tombent amoureux.
C’est l’histoire de parents qui ne veulent pas voir la vérité à propos de leur enfant.
C’est l’histoire d’un riche héritier qui, dans ses années de jeunesse, un peu voyou, a détruit les rêves d’un jeune homme, et vit depuis hanté par son geste.
C’est l’histoire d’un homme qui rêve de devenir un grand écrivain, et qui se laisse lentement consumer par son ambition.
À l’aube du 30 août 1975, une voiture se gara devant le 245 Terrace Avenue.
Luther Caleb venait dire adieu à Nola. Il était chamboulé. Il ne savait plus s’ils s’étaient aimés ou s’il avait rêvé; il ne savait plus s’ils s’étaient vraiment écrit toutes ces lettres.
Mais il savait que Nola et Harry avaient prévu de s’enfuir aujourd’hui. Lui aussi voulait quitter le New Hampshire et fuir loin, loin de Stern. Ses pensées se mélangeaient : l’homme qui lui avait redonné goût à l’existence était aussi celui qui la lui avait volée.
C’était un cauchemar. La seule chose qui importait à présent, c’était de finir son histoire d’amour. Il devait donner à Nola la dernière lettre. Il l’avait écrite depuis presque trois semaines, depuis le jour où il avait entendu Harry et Nola dire qu’ils s’enfuiraient le 30 août. Il s’était empressé de terminer son livre, il en avait même soumis l’original à Harry Quebert : il voulait savoir si cela valait la peine de le faire éditer. Mais plus rien ne valait la peine à présent. Il avait même renoncé à récupérer son texte. Il en avait conservé une copie dactylographiée, il l’avait fait joliment relier, pour Nola. Ce samedi 30 août était le jour où il déposa dans la boîte aux lettres des Kellergan la dernière lettre qui devait clore leur histoire, ainsi que le manuscrit, pour que Nola se souvienne de lui. Quel titre devait-il donner à ce livre ? Il n’en savait rien. Il n’y aurait jamais de livre, pourquoi lui donner un titre ? Il s’était contenté d’en dédicacer la
couverture, pour lui souhaiter bon voyage : Adieu, Nola chérie.
Garé dans la rue, il attendait que le jour se lève. Il attendait qu’el e sorte. Il voulait juste s’assurer que ce soit bien el e qui trouve le livre. Depuis qu’ils s’écrivaient, c’était toujours elle qui venait chercher le courrier. Il attendit; il se dissimula du mieux qu’il put : personne ne devait le voir, surtout pas cette brute de Travis Dawn, sinon il lui ferait sa fête. Il avait reçu assez de coups pour toute sa vie.
À onze heures, elle sortit enfin de chez elle. Elle regarda aux alentours, comme à chaque fois. Elle était rayonnante. Elle portait une robe rouge, ravissante. Elle se précipita vers la boîte aux lettres, sourit en voyant l’enveloppe et le paquet. Elle se dépêcha de lire la lettre et, soudain, vacilla. Elle s’enfuit alors dans la maison, en pleurs.
Ils ne partiraient pas ensemble, Harry ne l’attendrait pas au motel. Sa dernière lettre était une lettre d’adieu.
Elle se réfugia dans sa chambre et s’effondra sur son lit, emportée par le chagrin. Pourquoi ? Pourquoi la rejetait-il ? Pourquoi lui avoir fait croire qu’ils s’aimeraient pour toujours ? Elle feuilleta le manuscrit : qu’était-ce donc que ce livre dont il ne lui avait jamais parlé ? Ses larmes coulaient sur le papier et le tachaient.
C’étaient leurs lettres, toutes leurs lettres étaient là, et la dernière qui venait clore le livre : il lui avait menti depuis toujours. Il n’avait jamais prévu de fuir avec elle. Elle avait mal à la tête, elle pleurait tel ement. Elle voulait mourir tant el e avait mal.
La porte de sa chambre s’ouvrit doucement. Son père l’avait entendue pleurer.
- Que se passe-t-il, ma chérie ?
- Rien, Papa.
- Ne dis pas rien, je vois bien qu’il se passe quelque chose…
- Oh, Papa ! Je suis si triste ! Si triste !
Elle se jeta au cou du révérend.
- Lâche-la ! hurla soudain Louisa Kellergan. Elle ne mérite pas d’amour ! Lâche-la, David, veux-tu !
- Arrête, Nola… Ne recommence pas !
- Tais-toi, David ! Tu es un minable ! Tu as été incapable d’agir ! Maintenant je suis obligée de terminer le travail moi-même.
- Nola ! Au nom du ciel ! Calme-toi ! Calme-toi ! Je ne te laisserai plus te faire du mal.
- Laisse-nous, David ! explosa Louisa en repoussant son mari d’un geste vif.
Il recula jusque dans le couloir, impuissant.
- Viens ici, Nola ! hurlait la mère. Viens ici ! Tu vas voir ce que tu vas voir !
La porte se referma. Le révérend Kel ergan était tétanisé. Il ne pouvait qu’entendre ce qui se passait à travers la cloison.
- Maman, pitié ! Arrête ! Arrête !
- Tiens, prends ça ! Voilà ce qu’on fait aux fil es qui ont tué leur mère.
Et le révérend se précipita dans le garage et alluma son pick-up, montant le volume au maximum.
Toute la journée, la musique résonna dans la maison et aux alentours. Les passants jetaient un regard désapprobateur en direction des fenêtres. Certains se regardaient entre eux d’un air entendu : on savait ce qui se passait chez les Kellergan lorsqu’il y avait la musique.
Luther n’avait pas bougé. Toujours au volant de sa Chevrolet, dissimulé parmi les rangées de voitures garées le long des trottoirs, il ne quittait pas la maison des yeux. Pourquoi avait-elle pleuré ? N’avait-el e pas aimé sa lettre ? Et son livre ? Ne l’avait-el e pas aimé non plus ? Pourquoi des pleurs ? Il s’était donné tant de peine. Il lui avait écrit un livre d’amour, l’amour ne devait pas faire pleurer.
Il attendit ainsi jusqu’à dix-huit heures. Il ne savait plus s’il devait attendre qu’elle réapparaisse ou s’il devait al er sonner à la porte. Il voulait la voir, lui dire qu’il ne fal ait pas pleurer. C’est alors qu’il la vit apparaître dans le jardin : elle était sortie par la fenêtre. Elle observa la rue pour s’assurer que personne ne la voyait, et el e s’engagea discrètement sur le trottoir. Elle portait un sac en cuir en bandoulière. Bientôt, el e se mit à courir. Luther démarra.
La Chevrolet noire s’arrêta à sa hauteur.
- Luther ? dit Nola.
- Ne pleure pas… Ve fuis vuste venu te dire de ne pas pleurer.
- Oh, Luther, il m’arrive quelque chose de si triste… Emmène-moi ! Emmène-moi !