- Mais ne suis-je pas déjà mort ?
- Non. Vous n’êtes pas mort ! Vous êtes le grand Harry Quebert ! L’importance de savoir tomber, vous vous rappelez ? L’important, ce n’est pas la chute, parce que la chute, el e, est inévitable, l’important c’est de savoir se relever. Et nous nous relèverons.
- Vous êtes un chic type, Marcus. Mais les œillères de l’amitié vous empêchent de voir la vérité. Au fond, la question n’est pas tant de savoir si j’ai tué Nola, ou Deborah Cooper, ou même le Président Kennedy. Le problème est que j’ai eu cette relation avec cette gamine et que c’était un acte impardonnable. Et ce bouquin ?
Qu’est-ce qui m’a pris d’écrire ce bouquin !
Je répétai :
- Nous nous relèverons, vous verrez. Vous vous rappelez cette raclée que je me suis prise à Lowell, dans ce hangar transformé en sal e de boxe clandestine. Je ne me suis jamais aussi bien relevé.
Il se força à sourire, puis il demanda :
- Et vous ? Avez-vous reçu de nouvelles menaces ?
- Disons que chaque fois que je rentre à Goose Cove je me demande ce qui m’y attend.
- Trouvez celui qui fait ça, Marcus. Trouvez-le et foutez-lui une trempe du tonnerre. Je ne supporte pas l’idée que quelqu’un vous menace.
- Ne vous en faites pas.
- Et votre enquête ?
- Ça avance… Harry, j’ai commencé à écrire un livre.
- C’est formidable !
- C’est un livre sur vous. J’y parle de nous, de Burrows. Et je parle de votre histoire avec Nola. C’est un livre d’amour. Je crois en votre histoire d’amour.
- C’est un bel hommage.
- Alors vous me donnez votre bénédiction ?
- Bien entendu, Marcus. Vous savez, vous avez probablement été l’un de mes plus proches amis. Vous êtes un magnifique écrivain. Je suis très flatté d’être le sujet de votre prochain livre.
- Pourquoi utilisez-vous le passé ? Pourquoi dites-vous que j’ai été l’un de vos plus proches amis ? Nous le sommes toujours, non ?
Il eut un regard triste :
- J’ai dit ça comme ça.
Je lui attrapai les épaules.
- Nous serons toujours amis, Harry ! Je ne vous laisserai jamais tomber. Ce livre, c’est la preuve de mon indéfectible amitié.
- Merci, Marcus. Je suis touché. Mais l’amitié ne doit pas être le motif de ce livre.
- Comment ça ?
- Vous souvenez-vous de notre conversation, le jour où vous avez obtenu votre diplôme à Burrows ?
- Oui, nous avons fait une longue marche ensemble à travers le campus. Nous sommes allés jusqu’à la salle de boxe. Vous m’avez demandé ce que je comptais faire
à présent, j’ai répondu que j’al ais écrire un livre. Et là, vous m’avez demandé pourquoi j’écrivais. Je vous ai répondu que j’écrivais parce que j’aimais ça et vous m’avez répondu…
- Oui, que vous ai-je répondu ?
- Que la vie n’avait que peu de sens. Et qu’écrire donnait du sens à la vie.
- C’est cela, Marcus. Et c’est l’erreur que vous avez commise il y a quelques mois, lorsque Barnaski vous a réclamé un nouveau manuscrit. Vous vous êtes mis à écrire parce que vous deviez écrire un livre et non pas pour donner du sens à votre vie.
Faire pour faire n’a jamais eu de sens : il n’y avait donc rien d’étonnant à ce que vous ayez été incapable d’écrire la moindre ligne. Le don de l’écriture est un don non pas parce que vous écrivez correctement, mais parce que vous pouvez donner du sens à votre vie. Tous les jours, des gens naissent, d’autres meurent. Tous les jours, des cohortes de travailleurs anonymes vont et viennent dans de grands buildings gris. Et puis il y a les écrivains. Les écrivains vivent la vie plus intensément que les autres, je crois. N’écrivez pas au nom de notre amitié, Marcus. Écrivez parce que c’est le seul moyen pour vous de faire de cette minuscule chose insignifiante qu’on appelle vie une expérience valable et gratifiante.
Je le fixai longuement. J’avais l’impression d’assister à la dernière leçon du Maître. C’était une sensation insupportable. Il finit par dire :
- Elle aimait l’opéra, Marcus. Mettez-le dans le livre. Son préféré était Madame Butterfly. Elle disait que les plus beaux opéras sont les histoires d’amour tristes.
- Qui ? Nola ?
- Oui. Cette petite gamine de quinze ans aimait l’opéra à en crever. Après sa tentative de suicide, el e est allée passer une dizaine de jours à Charlotte’s Hill, un établissement de repos. Ce qu’on appellerait aujourd’hui une clinique psychiatrique.
J’allais lui rendre visite en cachette. Je lui apportais des disques d’opéra que nous faisions jouer sur un petit pick-up portable. Elle était émue aux larmes, el e disait que si el e ne devenait pas actrice à Hollywood, elle serait chanteuse à Broadway. Et je lui disais qu’el e serait la plus grande chanteuse de l’histoire de l’Amérique. Vous savez, Marcus, je pense que Nola Kel ergan aurait pu marquer ce pays de son empreinte…
- Pensez-vous que ses parents aient pu s’en prendre à el e ? demandai-je.
- Non, ça me paraît peu probable. Et puis le manuscrit, et puis ce mot… De toute façon, j’imagine mal David Kellergan en meurtrier de sa fille.
- Pourtant, il y avait ces coups qu’elle recevait…